Le drame couvait; il semble que le bagnard était en proie à une violente et incontrolable jalousie.
Et le drame se produisit, un soir.
Sortant semble-t'il de la chapelle, Sœur Véronique rencontra Joseph Bordelet qui était autorisé à coucher à l'hôpital. Cette rencontre était-elle fortuite ou rendez-vous régulier, personne ne le sait mais, le lendemain matin, vers 6 heures, le personnel de l'hôpital trouva le corps de la religieuse, allongé, sans vie, sur le lit de sa chambre. La tête de la religieuse avait été presque totalement arrachée du corps et le corps avait roulé contre le mur. Sœur Véronique s'était vidée de son sang et le matelas, trop fin, n'avait pu en absorber le volume; une énorme mare de sang s'étalait sur le sol. Le crime horrifia non seulement l'hôpital mais aussi la chiourme et toute la ville de Brest.
Les soupçons se porèrent immédiatement sur Joseph Bordelet; il présentait une profonde trace de morsure au poignet et ses vêtements laissaient apparaître des traces de sang fraîchement lavé. Quand à l'examen du cadavre, il ne laissait aucun doute sur le mobile du crime et les relations qui avaient précédé le meurtre.
Joseph Bordelet avoua vite son crime et, comme il est d'usage dans les bagnes, le jugement fut prononcé promptement par un tribunal maritime spécial; la peine de mort ne pouvait qu'être demandée et acceptée contre le meurtrier.
Huit jours après le meurtre, un bruit couru dans Brest et ses environs: l'assassin allait être guillotiné.
Cette nouvelle attira multitude de badauds et spectateurs. Malgré les gilles du bagne fermées, ils pouvaient voir la guillotine tendant ses bras vers le ciel et la lame scintiller au soleil du matin; le bourreau se préparait.
Dix heures, les grilles sont ouvertes. Un bataillon d'infanterie de marine est placé sur un des côtés de la cour, deux pièces de canon en position sont servies par leurs artilleurs. Les spectateurs sont légions et des masses de curieux s'agglutinent dans la cour, sur les murs, aux fenêtres des maisons voisines. Chaque trou voit un œil s'y coller et chaque saillie voit des pieds s'y poser.
L'heure fatidique est maintenant arrivée. La grande porte du bagne s'ouvre; les forçats sont poussés vers le lieu de l'exécution. Une place leur a été réservée, ils s'y agglutinent; troupeau humain à la merci des coups qui pleuvent si facilement. Sur ordre des gardes, ils s'agenouillent et ôtent leurs bonnets de forçats. D'une main, ils tiennent ce bonnet; de l'autre, ils relèvent les maillons de leurs chaines.
Joseph Bordelet arrive à son tour; un frémissement traverse la foule...
Les compte-rendus écrits par Maurice Alhoy, qui assista à l'exécution, soulignent le calme du condamné. Il s'avança d'un pas ferme et résolu. Suprême et dernier défit: il railla la mort, cracha sur le crucifix présenté par le prêtre et lui décocha un violent coup de pied.
L'homme gravit les marches d'un pas ferme et se livra résolument aux exécuteurs. La justice passa la minute suivante.
Il s'appelait Joseph Bordelet.
< Une chanson de bagnards >