Visitant maintenant Toulon et son port militaire bien apaisé, il nous est difficile d'imaginer que ce site fût aussi un bagne où séjourna un nombre impressionnant de forçats. Nous souhaitons aussi vous faire découvrir cette page douloureuse de l'histoire de Toulon.
Pendant bien longtemps, les condamnés furent enchainés pour être dirigés vers les grands bagnes de France; à savoir Toulon, Brest et Rochefort. Ce spectacle, s'il attirait les familles venues dirent adieu qui à un mari, un père, un frère ou un fils, attirait aussi bien des badauds et des curieux avides de 'sensations'.
Plusieurs bagnards racontèrent leurs années de bagne. Si le plus célèbre d'entre eux étant Henri Charrière, connu sous le nom de Papillon, il en existe aussi d'autres dont un certain Poulmann dont la correspondance avec sa mère n'a pas totalement disparu.
Voici comment il parle de la chaine.
" À six heures du matin, une voix se fit entendre :
— Allons les partants pour Toulon, en diligence.
C'était le lieutenant de la chaîne qui nous annonçait ainsi l'heure du départ.
Nous nous entassâmes tant bien que mal sur les prétendues diligences au nombre de dix-sept, et nous partîmes.
Au dehors, stationnaient cinq ou six mille personnes qui avaient laissé leurs affaires ou quitté leur lit pour venir assister à notre triste départ. Tu en sais quelque chose, bonne mère, puisque mes yeux rencontrèrent les tiens, parmi cette foule avide d'émotion. Pour eux, il y avait un spectacle curieux à voir, moins curieux cependant que celui d'un homme que l'on marque avec un fer chaud sur la place du Palais, ou à qui on coupe le cou à la barrière Saint-Jacques.
Mais pour les récidivistes, pour les chevaux de retour, cette foule agglomérée était une agréable diversion, et ils se faisaient un plaisir de la stupéfier par leur forfanterie et par leur cynisme odieux. C'est ainsi, bonne mère, que nous quittâmes Bicêtre, mes compagnons saluant par des chants et des rires les milliers de badauds qui se pressaient sur notre passage !
Je ne te raconterai pas tous les incidents de ce douloureux voyage, qui n'a pas duré moins de trente-huit jours. Je vais me borner à te rapporter les faits les plus saillants, laissant à mes amis à qui tu communiqueras ma lettre d'en tirer la conclusion qu'ils voudront.
Le premier jour, nous nous arrêtâmes vers midi, non loin d'un petit village qui se cachait au milieu de grands arbres, et dont je n'ai pu savoir le nom. On nous fit descendre dans un champ labouré, à quelques pas de la route, et là on nous ordonna de nous dépouiller de nos vêtements; puis nos conducteurs se livrèrent aux perquisitions les plus minutieuses; pendant que les uns exploraient nos effets, les autres faisaient des recherches sur nos corps, regardant sous la plante des pieds, fouillant dans les cheveux dans les oreilles, dans la bouche, partout, ne respectant enfin aucune partie de notre corps.
Ces investigations, ainsi que tu le comprendras, avaient pour but de s'assurer qu'aucun de nous ne cachait ni livres, ni ressorts de montres propres à scier les fers. Et en raison de cette minutieuse inspection, tu te figures, sans doute, qu'aucun objet suspect n'échappa aux recherches de nos gardiens.
Détrompes-toi.
Deux ou trois de mes compagnons étaient parvenus à si bien cacher des ressorts de montre (je ne te dirai pas comment), qu'ils demeurèrent inaperçus et tu verras bientôt qu'ils ne tardèrent pas à s'en servir.
À Châlon, on nous embarqua sur la Saône.
Nous naviguions depuis environ trois quarts d'heure lorsque je m'aperçus qu'un nommé Lamy, condamné à vingt ans de travaux forcés, se faisait scier son collier par un de ses camarades; puis craignant avec raison une nouvelle investigation, il déguisa l'entaille avec un mastic imitant le fer à s'y méprendre, décidé à terminer plus tard une opération si heureusement commencée.
Je savais bien comment cet homme avait soustrait le ressort de montre à la vigilance du gardien. Mais ce mastic, d'où le tenait-il ? Par quel miracle était-il en sa possession ?
La nouvelle perquisition prévue par Lamy eut lieu à Lyon, non point dans une prison, non point au milieu d'un champ, mais sur une promenade publique, en plein jour et en présence de plus de six mille personnes accourues de la ville et des faubourgs pour se repaître de ce spectacle.
Quelques heures après, on nous embarqua de nouveau, et, pendant la nuit, Lamy, ayant achevé de faire scier son collier, se jeta ou plutôt se laissa glisser dans le Rhône. Je n'ai jamais su s'il s'était noyé dans le fleuve ou s'il était parvenu à se sauver.
Cette évasion, dont on ne s'aperçût que le lendemain aux premières lueurs du jour, fit entrer le chef de la chaîne, qu'on appelait 'le capitaine', dans un véritable état de fureur. Il parlait de massacrer lui-même à coups de sabre le premier d'entre nous qui ferait le moindre mouvement. On comprend la colère de cet homme quand on saura qu'il était responsable des condamnés qu'on lui avait donner à conduire, et que chaque prisonnier évadé lui coûtait une amende de 300 francs, plus les frais de poursuite qui étaient à sa charge.
A Tarascon, on nous accorda deux jours de repos. Avant de nous remettre en route, le capitaine, voulant sans doute économiser les frais de transport, fit un appel aux hommes de bonne volonté pour organiser un cordon marchant. Je refusai d'en faire partie, mais je ne tardai pas à reconnaître que j'avais commis une faute.
Les hommes du cordon marchant avaient une ration supplémentaire, plus une ration d'eau-de-vie le matin et, à la halte de midi, un demi-litre de vin, tandis que les voyageurs de la diligence devaient se contenter de deux livres de pain, deux onces de fromage et un demi-litre de vin pour toute la journée. Aussi le cordon marchant fut presque entièrement composé d'anciens forçats qui, en leur qualité de chevaux de retour, s'étaient hâtés d'accepter une situation dont ils connaissaient les avantages.
Enfin, chère mère, nous arrivâmes, vers une heure de l'après-midi, à un charmant petit village que la route royale coupait en deux et dont le nom ne revient pas à ma mémoire. C'était notre dernière station avant d'arriver au bagne. Aussitôt arrivés, nous fûmes entourés, pressés, harcelés, par des centaines de pauvres petits industriels, hommes, femmes et enfants, qui, au courant de ces usages, vinrent nous offrir des gâteaux, des saucissons, des fruits, des viandes froides, du vin, de l'eau-de-vie, du tabac, et jusqu'à des cigares.
Ceux qui n'avaient pas d'argent ou qui voulaient le garder, payaient avec un paletot n'ayant qu'une basque, ou avec un chapeau sans ailes. La moindre loque avait sa valeur, et aucun objet n'était dédaigné. Pour une paire de souliers à moitié usés, on avait un poulet rôti et deux litres de vin; les chemises en bon état (car en pouvait vendre aussi sa chemise) étaient très recherchées; on en donnait jusqu'à trois livres de veau et une bouteille d'eau-de-vie. Les chapeaux, à cause de la mutilation qu'ils avaient subie, ne valaient guère que deux ou trois pommes; mais les gilets ayant leurs boutons s'écoulaient à des conditions très avantageuses, et les chaussettes sans trous représentaient un copieux repas.
Il faut avoir assisté à ce singulier marché pour se faire une idée du désordre, de la confusion et du tapage qui y régnaient. C'étaient des cris, des hourras, des jurons, des apostrophes à rendre l'ouïe à un sourd. Je n'ai jamais rien vu de plus original ni de plus pittoresque.
Tu devineras sans peine dans quel accoutrement nous sortîmes de là. La plupart d'entre nous n'avaient conservé que le pantalon et la chemise. A quoi bon des vêtements puisque dans un moment on allait nous les enlever pour nous donner en échange la livrée de l'infamie.
Quand une chaîne arrivait à destination, avant de pénétrer dans l'enceinte du bagne, on lui faisait subir certaines formalités. A cet effet, on la conduisait dans un lieu que dans leur langage énergique et pittoresque les forçats avient surnommé "l'antichambre du Palais". C'était un endroit attenant à l'Arsenal, et presque côte à côte avec le bagne. C'est là qu'avait lieu la véritable toilette du forçat.
La chaîne était reçue par le commissaire du bagne qui s'était transporté à sa rencontre; un commissaire de marine, des adjoints et une foule d'employés supérieurs l'accompagnaient. On procédait d'abord à l'appel nominal des prisonniers; après quoi des argousins les débarrassaient de leurs cravates, et tout aussitôt, des forçats, à qui leur bonne conduite avait valu cet emploi, rivaient un anneau provisoire à la jambe du condamné; cela fait, on les dépouillait des vestiges d'habillements qui leur restaient, et on leur faisait prendre un bain dans la mer pendant que leurs hardes brûlaient au milieu d'un ardent brasier.
Ces ablutions terminées, on se rendait sur le bord de la mer où un nouvel appel était fait. Chacun des condamnés appelé allait prendre place dans une embarcation, et le chargement effectué, on les dirigeait sur le bagne.
C'est alors que commençait, en présence du commissaire, la vérification des signalements: les difformités, blessures, marques, tatouages, flétrissures, enfin tous les signes distinctifs qui pouvaient exister sur les différentes parties du corps, étaient relevés avec le plus grand soin et décrits avec exactitude.
Ces préliminaires accomplis, on délivrait à chaque forçat le costume de la division à laquelle il allait appartenir.
Lettre du bagnard Poulman à sa Mère
Source: Bibliothèque Nationale de France