Saint-Gaudens, samedi 26 septembre 1914
À paris, j'ai vu une ville que je connaissais de longue date et dont les beautés m'étaient familières, avec des yeux sur lesquels l'amour avait mis son charme inestimable.
C'était le 23 septembre, après-midi ensoleillée et claire avec sur les arbres et dans le ciel des teintes douces qui déjà annonçaient le prochain automne. Je me suis trouvé sur la Place de la Concorde, touché de la grâce extraordinaire, de la beauté de ce coin de Paris par cette claire journée de guerre. Je venais de passer devant la statue de Strasbourg, si éloquente dans son geste fier. Je venais d'admirer les pures couleurs du grand pavillon tricolore flottant comme toujours au-dessus du Ministère de la Marine.
Et au centre de la grande place, je voyais, d'un côté, à l'extrémité grandiose de l'Avenue des Champs-Élysées, le profil de l'Arc de Triomphe de l'Étoile, monument de nos gloires passées.
À l'autre extrémité, au fond des Tuileries, encadrées d'arbres et de jets d'eau, les colonnes de porphyre du petit arc de triomphe du Carrousel, élevé lui aussi à la gloire des grandes armées, narguant le monument de Gambetta et les paroles émouvantes gravées dans la pierre devant le Louvre.
Et je voyais pour la première fois avec des yeux qui n'étaient plus ceux d'un vaincu accablé par l'abaissement d'une patrie qui avait été si grande. Je voyais pour la première fois la capitale de mon pays, en ayant droit de regarder en face le sens des pierres de ses monuments, en étant certain que nous allions nous montrer digne de notre grande histoire.
Ayant vécu 33 ans avec l'angoisse de ne pas voir venir le jour de gloire tant rêve, avec l'humiliation de transmettre aux enfants la honte d'être des français diminués, moins fiers, moins libres que leurs grands-pères, avoir souffert de cela silencieusement, mais profondément, avec toute l'élite de mon pays, et vois soudain resplendir l'aube de la résurrection alors que je suis encore jeune et fort, et que mon sang est prêt à jaillir, heureux, pour tous les sacrifices.
Je suis satisfait d'avoir été utile et même nécessaire à Nancy dans un moment, où lse évènements n'auraient pas eu le même caractère si mes fonctions avaient été détenues par un homem ayant moins de sang-froid et d'esprit de décision. J'aurais été affecté s'il m'avait fallu quitter Nancy moins d'un mois après mon arrivée alors que le danger était grand et que j'avais beaucoup à faire.
Maintenant mon rôle est terminé, il n'était pas admissible de s'attarder. Même utile, ma place n'était pas confinée dans un cabinet de travail. Ce n'est pas là que l'on participe activement à un œuvre historique qui exige la collaboation des forces de tout un peuple. Il est des heures où il faut la grande collaboration anonyme mais vivante sous le grand ciel. Malheur à ceux qui ne sont pas là en ce moment !
Malheur aux intellectuels qui ne comprennent pas qu'il ont un double devoir, un devoir sacré de mettre leurs bras et leurs poitrines à la même place que les bras et les poitrines de leurs frères, moins avancès qu'eux-mêmes dans la possession de la conscience nationale.
À nous les privilègiés, els gardiens de la tradition, les transmetteurs de l'Idéal, d'exposer nos vies et de faire joyeusement don de nous-même pour la maintien, le prolongement, l'exaltation de toute cette beauté, de toute cette fierté que nous sommes les premeirs à sentire, dont nous sommes les premeirs à jouir.
Et demain, nous aurons l'orgueil de rendre à nos fils le prestige de leur race et de faire tressaillir de reconnaissance nos pères dans leurs tombeaux...
Pierre