Au soleil couchant, quand l'horison se teignait de lueurs d'or et de sang, je m'oubliais à contempler, par delà des lieues de mer, le pays étrange où je vis aujourd'hui. Il m'apparaissait, dans les lointains incendiés, comme une sorte de contrée féerique, à l'aspect lunaire, faite de sable blanc et de rochers noirs aux monstrueuses silhouettes, et que rendait encore plus sinistres l'horreur des souvenirs, car en montrant du doigt les horizons où s'allongeait ces grêves étranges, les braves habitants de Trébeurden vous disent, avec une émotion visible:
- C'est, là-bas, le pays de Brignogan, le pays des Pagans, des pilleurs d'épaves qui, la nuit, pendant les tempêtes, attiraient les navires vers les rochers de la côte en faisant marcher sur la grêve des vaches aux cornes desquelles étaient fixées des lanternes allumées, puis massacraient les équipages et les passagers.
Et ce sont des récits sans fin sur ces scènes horribles, de fantastiques descriptions du pays et des fortunes léguées par les naufrageurs et leurs descendants...
"Une fois, me dit un vieux sardinier, un coup de vent d'Est me surprit par le travers des rochers de Primel et m'obligea à relacher dans la baie de Goulven, tout à côté du pays des Païens. C'était justement jour de Pardon. Ah! si vous aviez vu ça, Monsieur. Toutes les jeunes filles étaient habillées comme des princesses. Leurs châles et tabliers étaient faits avec des étoffes inconnues dans nos pays, et à leurs oreilles brillaient des anneaux enrichis des diamants qui, bien sûr, avaient étés enlevés à des doigts coupés. Et croyez bien, Monsieur, ajoutait le vieux pêcheur, que la provenance de toutes ces richesses est moins lointaine qu'on ne le pense ce pays de Brignogan est maudit et je tremble pour les navires marchands qui, aujourd'hui encore, naviguent le soir, sans pilote, en vue des rivages des ces mauvaises gens."
Tous ces effrayants récits m'avaient donné une forte envie de faire un séjour au pays des terribles Pagans J'y suis, et ma foi, je m'y trouve fort bien.
Un petit train-tramway - inauguré il y a quinze jours à peine, m'y conduisit de Landerneau, en une heure environ, à travers un pays charmant, à la fois sauvage et riant. Le petit train roule, un peu à la diable, à travers les landes et le long des vallons fleuris de digitales et de menthes sauvages, écrasant parfois une vache affolée, parfois une vieille paysanne, hypnothisée en pleine voie par la brusque irruption de la civilisation soudainement apparue sous une forme si inattendue.
Et Brignogan ?
Un délicieux pays en vérité: de longues grèves où, sur un sable blanc et soyeux, reposent, parsemées dans un désordre pittoresque, des roches superbes. D'un côté, des belles moissons dorées d'où monte vers le ciel le chant joyeux des alouettes, et de l'autre, l'infini de la mer coupé par le vol aigu des mouettes.
Et les flots éternels, et les blés qui vont mourir, se regardent, séparés à peine par quelques mètres de sable et quelques touffes de chardons bleus, avec des frissons d'or et d'azur.
Et les habitants de Brignogan ?...
De très braves gens, ma foi, aux figures douces et franchement souriantes, aux moeurs paisibles, travailleurs infatigables et chrétiens très fervents , comme il convient à des électeurs de Mgr d'Hulst. Nous voici donc bien loin des païens d'autrefois aux origines mauresques, et des écumeurs de mer redoutés.
Sans doute, les jours de fêtes, les jeunes filles sont encore habillées 'comme des princesses', et dans les cours de mes visites à travers les fermes du pays, j'ai plusieurs fois été surpris par la forme bizarre de certains meubles, faits de débris de navires, et sur lesquels se lisent encore des inscriptions en langue anglaise...
Mais ce sont là de vieilles histoires... et je proteste de toutes mes forces contre les mauvais bruits qui circulent eoncore aujourd'hui sur ces excellents Brignoganais, mes amis.
Le Long des Routes - Armand Dayot - 1897