Les cimetières furent toujours terres d'histoires colorées, parfois effrayantes, parfois d'un comique remarquable. En voici une véridique concernant Keryado et que racontait mon grand-oncle d'origine italienne. Immigré piémontais débarqué en 1919 en Bretagne pour fuir la misère de sa vallée alpine, il était arrivé à Keryado on ne sait comment et faisait office de tâcheron, travaillant pour l'un ou pour l'autre, construisant dans les années trente ces maisons au style remarquable. Régulièrement il aidait le croque-mort de Keryado. Il parlait un breton coloré de cet accent italien plein de soleil.
◎ Ch'wi eo, Jakez ?
Régulièrement Claudio O..., mon grand-oncle aidait le croque-mort. Ils étaient assez proches et de confiance réciproque. Un jour, Jakez Troad er Bez - Jacques au pied dans la tombe demanda à Claudio de l'aider à creuser la fosse de Pogam Bras, le Grand Pogam qui venait de partir pour l'Anaon.
Pogam Bras était un grand bonhomme et un costaud ; la fosse se devait donc d'être adaptée au personnage, large et spacieuse pour ne pas devoir incliner le cercueil ; ma foi, fort long. Pogam Bras était un paysan de Kerlouano, village maintenant disparu et quartier que la ville de Lorient fait appeler bien tristement Quatre-Jeudis du Bourgneuf. Kerlouano était un charmant hameau formé de longères splendides, aux portes à arcs brisés surmontés de fleurons de style gothique d'une grande richesse et belle facture ; quelques portes étaient à anse de panier et de grande finesse artistique, elles aussi. Plusieurs familles habitaient en ces lieux, il y avait les Pogam, les Trécasser, les Coeffic et deux autres familles dont le nom m'est oublié. Les bulldozers sont passés en ces lieux, l'Histoire des Hommes a été effacée, il n'y reste plus des splendeurs de Kerlouano qu'une zone commerciale plutôt triste et lugubre. Le modernisme est passé par là, le chant des oiseaux a laissé place au bruit des moteurs...
- Ho, Claudio, Pogam Bras a zo aet da anaon. Dav eo din da foziañ an hini bras-se ! Posubl eo deoc'h da sikour din ?
- Ho, Claude, Le grand Pogam est mort ; il me faut creuser sa tombe. Peux-tu m'aider ?
Claudio étant libre ne refusa pas l'offre de travail ; le marché fut topé immédiatement et, Pogam Bras, impatient de retrouver les siens dans l'Anaon et ne voulant pas attendre à Kerlouano au milieu des pleurs, il fut décidé de creuser la fosse le soir même malgré l'hiver et le temps bien pluvieux.
Jakez Troad er Bez - Jacques au pied dans la tombe prévint Claudio qu'il aurait quelque retard. Ayant sans doute quelques affaires urgentes au café du coin, le Courrier Fidèle qui était près de la Place de la Liberté à Keryado, le Jakez ne pouvant se libérer en heure et temps, demanda à Claudio de commencer le travail sans lui. Claudio, le grand oncle, s'équipa donc, et vers les huit heures, au soir, se rendit au cimetière de Keryado avec sa pelle, sa pioche et cette vieille lampe à pétrole dont on se demandait pourquoi elle n'avait pas encore explosé tant elle était cabossée...
Le cimetière de Keryado n'a pas changé. Il voit toujours sa grande porte à double battant, proche de la maison du gardien, si le cimetière est encore gardé. Une longue et large allée empierrée de graviers le traverse toujours sur toute sa largeur, une autre, identique, le traversant sur sa longueur ; le monument aux morts fut érigé au croisement de ces allées. Face à l'entrée principale, de l'autre côté du cimetière, une petite porte ouvre le mur et permet de traverser le cimetière en évitant un long détour pour le contourner.
Claudio, arrivé sur les lieux, se mit en branle. Activant pioche et pelle, il se mit à creuser alors que Jakez Troad er Bez - Jacques au pied dans la tombe n'était pas encore arrivé ; cela était convenu. Le travail avançait bien ; le sol était meuble, sans doute les innombrables morts qui s'accumulaient en cette terre bénie et devaient sûrement bien l'assouplir. Le niveau baissant, Claudio s'enfonçait en terre au rythme de ses travaux. Plié sous l'effort, sa lampe au fond du trou, personne ne pouvait plus le voir, sauf à entendre les coups de pioche et raclements de pelle.
Au cœur de la nuit, il entendit soudain la petite porte s'ouvrir en grinçant ; les portes de cimetières grincent toujours et il est dit que c'est l'âme d'un mort en peine qui gémit sous les douleurs. Claudio arrêta alors sa besogne pour une petite pause bien méritée et encoutait le gravier crisser ; certainement Jakez qui arrivait pour l'aider. Son coup de main ne serait pas de refus ; sans parler du petit coup à boire que le Jakez avait sûrement préparé !
Comme il ne peut arriver qu'en Bretagne pour ce genre d'histoire, la nuit était d'hiver et bien froide. Le crachin tombait sans discontinuer et transperçait jusqu'aux os ; dur pour les morts, ce temps humide. Le ciel, couvert, transformait la nuit en une encre si noire que la nuit la plus profonde en serait encore que bien claire.
Le crissement du gravier se faisait plus fort, Jakez approchait de son pas régulier.
Pensant que son compère arrivait, Claudio prit alors sa lampe cabossée puis, levant bien haut la lampe, se dressa de toute sa longueur et appela son compère..
Ho Jakez... C'hwi eo ?
Hé, Jakez, c'est vous ?
Claudio entendit alors un hurlement à dresser les cheveux sur la tête d'un mort, à effrayer tous les diables de l'Enfer, Lucifer lui-même, à faire fuir une armée de dragons sous l'épouvante. Il vit aussi une ombre, hurlante, courir dans l'allée centrale, se précipiter vers la grande et lourde porte du cimetière, l'ouvrir comme jamais elle n'a été ouverte et fuir à travers champs en hurlant d'épouvante...
Jamais le concerné ne vint de vanter de son aventure mais, un des habitants de Kerlouano, un certain Coeffic - Roger, je crois - ancien de la Grande Guerre qui avait connu l'enfer des tranchées, les combats à la baïonnette, et de terribles horreurs, tout sauf un couard, devint livide, taiseux, tremblant et le resta plusieurs jours...
Les gens sont réellement méchantes langues.