Longtemps, le réseau de communications ne fut pas aussi confortable qu'actuellement. Plouharnel, maintenant à la croisée des chemins, était comme la majorité des communes. Isolée, il fallait emprunter de mauvais chemins creux, plus ou moins bien entretenus, pour rejoindre les communes limitrophes. Carnac, Quiberon, Erdeven ne sont qu'à quelques minutes en automobile; elles étaient alors en quelques heures en véhicule hippomobile, ou à pieds. Plouharnel n'avait qu'une seule auberge; en voici la description faite par L. Serbois en 1864.
En 1830, à Plouharnel, village à l'entrée de la presqu'île, une humble auberge, recouverte en chaume, avec sa petite lucarne unique, un puits gothique, une grande salle enfumée, seule chambre de la maison et qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de dortoir pour les maîtres et pour leurs hôtes. Six couchettes creusées dans le mur, en forme d'armoires, avec leurs rideaux de serge blanche et rouge une grande table de chêne, noircie par l'usage un coucou bruyant et joyeux formaient tout l'ameublement de la salle. Et cependant plus d'un homme, aujourd'hui connu dans les lettres et dans les arts, poète, historien, romancier, a demeuré sous ce pauvre toit - c'était la seule auberge aux environs, alors qu'à l'entrée de la vie, échappé des bancs du collége, il partait, la bourse mince et l'imagination riche, pour visiter pédestrement cette vieille Bretagne, dont les moeurs antiques et l'histoire chevaleresque avaient séduit son âme de poète et de jeune homme.
Aujourd'hui tout est bien changé, bien embelli; le progrès n'a pas marché si vite en tout depuis 1830. Quatre grandes routes (Auray, Quiberon, Carnac et Lorient) se rencontrent à Plouharnel au perron d'un hôtel moderne, élégant, confortable, qui a remplacé l'ancienne auberge et son toit de chaume. Comment s'est opérée cette transformation ? Maître Baillic était un homme d'intelligence et de jugement. Placé plus haut, peut-être. eût-il accompli des merveilles; simple aubergiste breton, il a du moins su transformer tout ce qui l'entourait. Les quatre grandes routes sont son ouvrage, le fruit de longues et patientes sollicitations. Vingt bourgs, longtemps disséminés, perdus au milieu du désert, entretiennent maintenant des relations suivies, et en retirent une aisance, une prospérité inconnue. Ce n'est pas tout, Baillic a conquis sur la mer un vaste terrain, qu'il a fait défricher avec succès, et par un mode qui profitait à ses voisins, à ses ouvriers autant qu'à lui-même. Nous en parlerons plus au long. Il a fondé à côté de l'hôtel un vaste magasin, où se trouvent réunis en abondance, et au meilleur marché, tous les objets nécessaires aux paysans de Carnac et à l'extrémité de la presqu'île tous vienncnt s'y fournir d'étoffes, de poteries, d'instruments de labour, et les vieux se rappellent, en bénissant maître Baillic, le temps où pour acheter une vareuse à leur fils ou un tablier à leur fille, il fallait compter huit lieues jusqu'à Auray.
Mais ce qui est plus étonnant de cette transformation matérielle, c'est que le cœur de ces honnêtes parvenus n'a point changé; devenus très-riches, ils ont gardé leur simplicité d'allure et d'accueil. Nous avons vu derrière le moderne hôtel la vieille auberge délabrée de 1830; elle tombe en ruine, mais on n'y voit pas toucher; ses maîtres, qui l'avaient reçue de leurs parents, la conservent encore par respect pour leur passé, par amour de leur jeunesse. Leur affabilité à l'endroit de tous les pauvres gens, leurs voisins, est sans bornes, encore qu'on prétende que les nouvelles familles soient moins compatissantes que les anciennes. C'est plaisir de voir le dimanche matin, après la messe, deux cents paysans ou paysannes affluer dans l'hospitalière maison les hommes pour boire dans l'arrière-auberge le petit coup dominical, les femmes dans le magasin pour choisir qui une pièce de gros drap, qui une marmite, et qui un rouet; puis, au bout d'une heure ou deux, tout ce monde s'en retourner l'un après l'autre, chacun emportant sa nouvelle emplette, qu'il n'a pas songé à payer et qu'on ne songe pas même à inscrire. On prend ce dont on a besoin, et l'on paye quand on peut. La dame du logis croit trop à l'inaltérable probité de ses compatriotes pour les tourmenter là-dessus. Elle sait qu'il n'en est pas un qui n'aimerait mieux travailler sur son lit de mort que de partir endetté pour l'autre monde. Peut-être a-t-elle chanté dans sa jeunesse la touchante élégie de l'Homme qui ne mange pas: un pauvre journalier est mort subitement; il devait quatre écus; il demande au bon Dieu la permission de quitter le ciel, et revient travailler aux champs quatre jours et quatre nuits de suite, sans boire ni manger, pour acquiter sa dette.
L'honnête et sage Baillic est mort il y a cinq ou six ans mais l'amour et le respect que tous avaient pour lui se sont reportés sur sa veuve, qui continue fidèlement ses traditions de prudence et de charité. Elle est restée la mère, la providence du pays; tous les pauvres la connaissent, tous les riches l'estiment. Encore aujourd'hui, qui veut faire un bon dîner de ménage et reposer son cœur par la vue d'une honnête famille, vient de bien loin quelquefois passer un ou deux jours à Plouharnel, et se fait raconter par n'importe qui (tout le monde la sait dans le département) l'histoire de Baillic comment un homme de bien s'enrichit et enrichit son pays, l'ouvre au commerce et le civilise non par des brochures et des journaux, par des clubs et des déclamations, mais par l'exemple bienfaisant du travail et de la vertu.